Science citoyenne, du plaisir à l’engagement

Ruisseau Jackson aire naturelle protégée (RJANP) a attiré l’attention d’une journaliste montréalaise, Leila Fayet. Elle a choisi d’écrire un article sur l’importance de la science citoyenne en 2020. Le texte plaira à ceux et celles qui ont participé à nos RuisseauBlitz et autres marches en milieu naturel depuis quelques années. Nous vous offrons son texte des plus inspirants en exclusivité. Bonne lecture! 

SCIENCE CITOYENNE, DU PLAISIR À L’ENGAGEMENT

Aider les scientifiques dans leurs recherches sur la biodiversité et les impacts du réchauffement climatique : c’est possible pour toutes et tous.

Par Leila Fayet.

Saint-Hyacinthe, 18 h 30. Les rayons du soleil jouent à travers les aiguilles d’une épinette. Sur une des branches, cinq taches orange striées de noir battent à l’unisson. Les cinq monarques, installés côte à côte, s’élèvent d’un coup d’ailes puissantes et rejoignent une trentaine d’autres disséminés dans le jardin d’Huguette et Rénald St-Onge. 

Huguette suit du regard ces mouvements saccadés avec curiosité. L’un des papillons, d’une dizaine de cm d’envergure, se pose sur une Rudbeckie, fleur aux pétales jaunes. Il bat légèrement des ailes, puis s’immobilise, lumière orangée sur fond jaune. Rénald, lève sa caméra, ajuste sa prise et prend une série de clichés. 

Détecter une chenille sous une feuille d’asclépiade. Crédit photo: Leila Fayet.

Huguette s’avance ensuite sur le sentier de copeaux de bois, entourée de fleurs jaunes et mauves. Elle se penche sur une plante verte et disgracieuse : une jeune asclépiade. Elle glisse un petit miroir sous une des feuilles et aperçoit un point blanc. Elle retourne la feuille et, à travers sa minuscule loupe, remarque les anneaux de bas en haut : un œuf de monarque ! Ces papillons pondent exclusivement leurs œufs sous les feuilles des asclépiades. Des chenilles en sortiront plus tard. « À croire que les monarques veulent que les chenilles prennent leur premier repas avec des feuilles faciles à manger. Elles sont si petites, au début » dit Huguette. Plus tard, elles se déplaceront vers de plus grosses asclépiades et laisseront des marques de grignotage sur des feuilles plus coriaces. Plus tard, elles s’installeront un peu partout pour faire leurs cocons.

 « J’en ai même vu un accroché à plusieurs mètres au-dessus du sol, dans cet arbre », dit Rénald, tout en prenant un autre cliché d’un monarque. Le papillon prend son envol, dérangé par un lapin sauvage. Rénald remarque qu’« il s’invite régulièrement dans notre jardin. Il n’a pas peur et se promène à travers les marguerites, amaryllis et monardes ».

Huguette et Rénald dans leur jardin « oasis des monarques ». Crédit photo: Huguette et Rénald Saint-Onge .

Rénald remarque tous les soirs l’envol d’apparence erratique, néanmoins ordonné des papillons, vers un ailleurs qu’Huguette ne connaît pas. « C’est intriguant, ils hivernent au Mexique par milliers, puis migrent jusqu’ici et repartent. Mais c’est triste, ils sont en train de disparaître » remarque-t-elle. La population qui utilise le parcours de migration de l’Est a diminué de plus de 80 % en 20 ans et celle de l’Ouest de 99 % depuis 1980.

Le soir venu, Huguette et Rénald allument leur ordinateur pour lancer l’application Web Mission monarque. Ils téléchargent les clichés des papillons, des chenilles et des œufs et indiquent aussi la date, le lieu des clichés et parfois le nombre d’asclépiades.

« Mission monarque, c’est 1 052 participants actifs, 43 000 observations depuis son lancement en 2016 » explique Alessandro Dieni, coordonnateur de ce programme de l’Insectarium de Montréal

Le père et le fils

La genèse de Mission monarque remonte aux années 1970, à Rimouski. Le chercheur Jacques Larrivée crée un programme de science citoyenne d’Étude des Populations d’Oiseaux du Québec (ÉPOQ). De nos jours, cette base de données recense 8 millions d’observations.

Crédit photo: Huguette et Rénald Saint-Onge.

Son fils Maxim Larrivée, encore enfant, observe alors avec attention oiseaux et insectes : 40 ans plus tard, il créera Mission monarque à l’Insectarium de Montréal pour documenter l’évolution de ces papillons menacés d’extinction. 

Aujourd’hui directeur de l’Insectarium, Maxim constate la nécessité de disposer « des milliers d’infos sur des milliers de papillons pour que les données soient significatives ». Or, le nombre de chercheurs ne permet pas de couvrir l’immensité du territoire des monarques du Mexique au Canada. Et les budgets ne couvrent pas les frais d’équipe d’entomologistes professionnels. Les milliers de participants comme Huguette et Rénald fournissent les données nécessaires à l’étude des papillons et de leur environnement de reproduction (plantes, proximité de l’eau, forêt, prairie, urbain, etc.).

« La science participative ou science citoyenne implique des individus, pas forcément scientifiques. On a des familles, des retraités, des personnes de tout âge » précise Alessandro. Tous collectent des données, allant d’une simple photo à des observations de plusieurs pages, pour les plus aguerris. Ils les partagent ensuite grâce à un protocole simple : télécharger la photo, cocher quelques cases sur une application Web. 

Le Blitz monarque, fin juillet début août, est une excellente occasion de découvrir comment s’effectue la collecte de données. Pendant une semaine, du Mexique au Canada, des milliers de citoyens observent les monarques. En 2019, 1 436 participants au Canada, au Mexique et aux États-Unis ont colligé 2 725 observations sur Mission monarque.

Huguette et Rénald rejoignent chaque année le Blitz monarque à la réserve naturelle du Bois-des-Douze à Saint-Hyacinthe. Le Boisé accueille aussi des promeneurs, des entomologistes et ornithologues amateurs à longueur d’année.

Le Boisé des Douze

14 h 30. Sur le parking du Boisé des Douze, Céline Lussier-Cadieux, enseignante à la retraite, s’apprête à parcourir les sentiers du boisé. Chemise à manches longues à l’effigie du Boisé, lunettes de soleil et sourire aux lèvres, elle arpente depuis des années ce petit coin de bois et de friche, coincé entre la zone industrielle de Saint-Hyacinte et les champs.

« Atelier Fougères » au Boisé des Douze. Crédit photo: Céline Lussier Cadieux.

« Dans mon enfance, ma famille y laissait les vaches en gestation. On venait jouer ici et parfois on apercevait des oiseaux des écureuils, des insectes et des veaux, » se remémore-t-elle. Depuis 1998, Céline partage avec le public cette terre de souvenirs qui en 2010 devient réserve naturelle.

Sur le Sentier des Aubépines, Céline tourne vivement la tête. Son sourire s’accentue. Un colibri surgit du boisé et fait du surplace, avant de repartir précipitamment.

« 24h ornithologues » au Boisé des Douze. Crédit photo: Céline Lussier Cadieux.

« Ici, des ornithologues amateurs viennent observer les oiseaux. Certains partagent leurs notes et clichés sur la base de données citoyenne eBird. D’autres visiteurs, seuls ou en famille, contemplent des papillons, arbres, grenouilles, bourdons, etc. Ils partagent parfois leurs observations sur iNaturalist, un site de science citoyenne d’envergure planétaire, avec ses millions d’observations sur des milliers d’espèces. Nous avons aussi notre base sous Excel. Elle recense les espèces et spécimens du Boisé, » précise Céline.

Mais la vocation du Boisé, c’est surtout l’éducation et la conservation. « On offre des ateliers et des sorties d’observation au public en leur faisant découvrir et apprécier la diversité de la faune et de la flore. On accompagne aussi des enseignants et leurs élèves, » mentionne Céline.

« Dimanche-découvertes » au Boisé des Douze. Crédit photo: René Brodeur.

Alessandro partage également cette préoccupation pédagogique : « Nous proposons une trousse pédagogique d’observation des monarques. Nous suggérons fortement une formation aux enseignants pour une meilleure utilisation. Et qui sait, leurs élèves deviendront peut-être des participants pour Mission monarque ? »

Expériences au Nunavik 

À plus de 1800 kilomètres au nord du Boisé des Douze, au Nunavik, une jeune fille s’ennuie. Et pourtant, c’est volontairement qu’elle a suivi son copain Pingualit, pour la formation des Sentinelles du Nunavik. Amélie Grégoire-Taillefer, coordonnatrice et formatrice des Sentinelles du Nunavik de l’Insectarium de Montréal raconte : « D’abord distante, cette jeune fille observe notre groupe de 10 adolescents. Je la vois regarder avec curiosité les autres courir, rire et attraper avec leur filet des papillons. D’autres excellent pour reconnaître les spécimens. Plusieurs les épinglent minutieusement. Tous notent les informations pertinentes (date, lieux, etc.). » Par la suite, des chercheurs de l’Insectarium de Montréal analyseront ces données pour mesurer les effets du réchauffement climatique sur l’environnement de cet immense territoire, au nord du 55ee parallèle.

Été 2018, jeunes Inuits et Cris au parc national Kuururjuaq. Crédit photo: Maxim Larrivée, Espace pour la vie.

 « Peu à peu, l’adolescente réticente consulte le guide de collecte des insectes et araignées. Puis, intéressée, elle pose quelques questions et s’associe aux activités du groupe. L’autre jeune fille de la cohorte s’implique avec enthousiasme dans le projet. En fait, ils ont tous de fortes prédispositions pour l’entomologie, » constate Amélie. Après la formation, ces deux adolescentes continueront-elles à transmettre leurs observations aux chercheurs ? « C’est difficile à prédire, mais on a Sean, jeune passionné de 15 ans, et puis Sarah, jeune femme d’une vingtaine d’années. Elle collecte des insectes pour les Sentinelles depuis 2 ans. Elle a aidé Sean à la capture d’insectes autour de Kuujjuaq, » remarque Amélie.

Sarah épinglant les insectes collectés à Ulittaniujalik durant l’été 2020. Crédit photo: Laura May.

Ici, la participation citoyenne est encore plus essentielle en raison des grandes étendues à couvrir. Par exemple, 110 km de nature sans route séparent Kuujjuaq et Tasiujaq, le village plus proche. Faire appel à des experts (étudiants, chercheurs, entomologistes professionnels, etc.) représenterait un coût exorbitant. Sans les observations citoyennes, les chercheurs ne pourraient pas effectuer leurs travaux sur un tel territoire.

Grâce à l’aide d’Élise Rioux-Paquette de l’Administration Régionale Kativik, depuis 2015, les Sentinelles du Nunavik ont permis à plus de 60 jeunes âgés de 12 à 17 ans de collecter des insectes, principalement des pollinisateurs, dans des parcs nationaux du Nunavik. En 2021, Amélie organisera une formation d’une douzaine de jeunes avec 2 formateurs à Kuujjuaq. « Les années suivantes, on tournera dans les autres villages, un nouveau village par an, pour donner la chance à tous de participer. Pour aider ces jeunes à identifier les spécimens, je participe à la rédaction de plusieurs guides. Le premier décrira les papillons de jour et de nuit du Nunavik. »

Collecte dans le parc national des Pingualuit à l’été 2019. Crédits photos: Amélie Grégoire-Taillefer.

Des habitants du Nunavik collectent aussi des données sur la glace, la faune et la flore. Ils utilisent la plateforme web et mobile SIKU, développée essentiellement pour la chasse et la pêche. « Par un simple clic, la plateforme permet de partager ses données avec les Sentinelles du Nunavik. » explique Amélie. « On espère ainsi obtenir plus de données pour pouvoir étudier le Grand Nord et les changements dus au réchauffement climatique, » dit Maxim Larrivée, créateur des Sentinelles du Nunavik.

En outre, les utilisateurs de SIKU peuvent alimenter d’autres bases de données comme Canadensys (collections biologiques), eButterfly (papillons), ou iNaturalist (faune et flore).

Le rôle clé des bourdons dans les écosystèmes

iNaturalist, Peter Soroye, doctorant de l’Université d’Ottawa, s’en est aussi servi pour démontrer en 2019, le lien entre les changements climatiques et le risque d’extinction des espèces, dont le bourdon (Bombus). C’est le résultat de deux ans d’analyse de quelques 550 000 données issues de projets de science citoyenne en Amérique du Nord et en Europe.

La diminution de la population de bourdons s’explique, entre autres, par le réchauffement climatique : « Trop froid quand c’est la saison de faire des réserves, les bourdons ne sortent pas. Puis, dans les périodes de grosse chaleur, trop longues ou trop fréquentes, les bourdons meurent » affirme Peter. Il voulait démontrer ces mécanismes, et « sans les milliers de participants répartis sur les deux continents, cette recherche n’aurait pas pu se faire. Ils ont collecté les données (photos, positions et dates) sur lesquelles j’ai pu travailler ». La disparition des bourdons serait catastrophique. « Les ailes du bourdon vibrent à grande fréquence et extraient ainsi le pollen des bleuets et des courges ; aucun autre pollinisateur n’est capable de le faire. » explique Peter. Si les pollinisateurs disparaissent, les plantes ne peuvent plus se reproduire.

Par exemple, le déclin des bourdons, associé aux pesticides et à l’anthropisation (la transformation de milieux naturels ou semi-naturels sous l’action de l’homme) participent à la diminution des asclépiades. Si les asclépiades deviennent plus rares, le taux de reproduction des monarques ne sera pas suffisant pour la survie de l’espèce.

Préférences des monarques et reproduction

Marian MacNair, ancienne journaliste et réalisatrice pour Radio-Canada, utilise aussi les données collectées par ces citoyens des sciences. Aujourd’hui pour l’Université McGill, elle travaille sur les monarques et leurs préférences de reproduction : leurs zones de prédilection (humide, type de forêt, milieu urbain, etc.), leurs choix de plantes, les distances des points d’eau, etc. Sa recherche nécessite un gros volume de données sur des dizaines d’années. Marian doit faire appel elle aussi à des bases de données alimentées par la science citoyenne : « J’ai retrouvé la première photo de monarque enregistrée sur Entomological Society of Ontario, datée de 1911 ! Pour mes recherches, je travaille avec des données plus récentes. Par exemple, de 2016 à 2018, j’ai analysé 13 000 observations dont 700 de Mission monarque et 1 300 de eButterfly (papillons). Certains des participants reviennent tous les ans dans les mêmes parcs, souvent pendant leurs vacances », souligne-t-elle. Elle mesure alors les changements sur une période significative.

Marian s’interroge aussi sur la pertinence des zones humides pour les monarques. Hélas, peu de participants y collectent des données, souvent pour raison de moustiques. Alessandro comble cette lacune « en incitant les participants à couvrir ces zones peu explorées ».

Chrysalide de papillon monarque. Crédit photo: Huguette et Rénald Saint-Onge .

« Parfois, la complexité des informations nécessaires à mes recherches nécessite des compétences poussées en entomologie, que la plupart des participants ne possèdent pas. Alors je pars moi-même en campagne de collecte. Durant l’été 2019, accompagnée de ma fille de 15 ans, j’ai couvert 80 sites sur la rive nord du lac Ontario. 6 000 km de belle nature en cinq semaines. » Quand la mère consignait ses observations, sa fille collectait des données plus simples. « C’est sûr, on se fait piquer par les moustiques, mordre par les mouches. Il fait chaud, humide, parfois il pleut. Mais quand ma fille lève le nez et surprend un monarque, voir son regard s’illuminer. Ça vaut tous ces efforts. » 

Lors de cette sortie, Marian a souvent inscrit des zéros pour indiquer le nombre de papillons observés. Elle révèle l’importance de noter l’absence de monarques pour ses recherches : « J’ai une zone mystère sans aucun papillon. Dans Mission monarque, il y a des données à Toronto et à Hamilton, mais aucune entre les deux. Comme il n’y a aucune donnée, je ne sais pas si les monarques passent par là pour aller de Toronto à Hamilton. C’est bloquant pour mes recherches de ne pas le savoir. Si les gens saisissent l’absence de papillons par le zéro, je peux affiner leurs aversions, inconforts ou préférences. »

Toutefois, pour Huguette et Raynald, le problème du « zéro » ne se pose pas. « Le soir, je m’assieds pour prendre une bière, et souvent je vois un monarque. La bière reste là, et moi je traque le monarque avec ma caméra. » raconte Rénald. Le plaisir qu’ils en tirent justifie tous les efforts pour entretenir cette oasis pour papillons. « Parfois, on déplace les chrysalides sur la corde à linge et tous les jours on vérifie. Quand les papillons sortent, c’est magnifique ! »

 « Pour nous, avant, les asclépiades c’étaient des mauvaises herbes. Maintenant, on les laisse pousser, on prend même les graines pour les ressemer un peu partout dans le jardin. » conclut Huguette. 

Jardin des Saint-Onge. Crédit photo: Huguette et Rénald Saint-Onge .

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