Voyage sur le Jackson

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Jean-Louis Courteau

Il y a une différence entre le bonheur et la joie. On dit que c’est une question de durée. Que la joie n’a pas les racines du bonheur, qu’elle est fugace, éphémère, passagère. Que donc, c’est une question de temps. Il vaut mieux un long fleuve tranquille qu’une cascade subite. Or, les fleuves passent eux aussi, l’aval avalant l’amont sans cesse, jusqu’à ce que se tarisse la source, là-bas, là-haut, dans des contrées que l’on ne connait pas.

Alors puisque ce qui passe s’éteint un jour, j’ai décidé de lui jouer un tour et de devenir passager du temps, plutôt que de le regarder filer.

Dans la gloire silencieuse du matin, devant le lever du jour, tout empli d’espoir et de la musique des êtres qui s’éveillent comme des rêves de ceux qui s’assoupissent, agenouillé devant l’émeraude liquide du ruisseau Jackson, je dépose sur l’eau un petit bateau de bois. Et je m’installe à la barre en pensée, capitaine des hasards, matelot du destin. Si la joie est une barque à la dérive, je ne me contenterai plus de la voir passer puis disparaitre. Nous voguerons ensemble et ne nous quitterons plus.

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Nous voyageons doucement, sans nous presser. Les vallisnéries ondulent sous la coque, chevelures blondes et rousses des naïades. Et puis ce sont les lits de gravier, champs de perles et d’agates. Il me semble avoir vu au passage, couchée parmi les pierres, une pointe de flèche perdue depuis des siècles ou des millénaires. Mais ces cailloux qui reposent avec elle et toutes les Laurentides autour furent un jour des montagnes aussi hautes que l’Himalaya, et pour eux, les millénaires sont des clins d’œil, quelques petits mots dans un long discours. Il en faut beaucoup pour les émouvoir. Sur l’eau douce du ruisseau naviguent autour de moi des vaisseaux fantômes, spectres d’un temps encore presque récent : les canots des Weskarinis, les Algonquins d’ici – cousins des Kichespirinis, et ceux des coureurs des bois. Dans les lacs que le ruisseau alimente dorment depuis des siècles des objets qu’ils échangeaient et perdaient. L’eau est la mémoire du pays.

Mon bateau n’a pas de voile. Si j’en avais une, me serait-il possible d’aller assez vite pour remonter le ruisseau? Remonter le temps? Je souris, assez certain que non! On a beau remonter les horloges constamment; à la fin, on n’arrive jamais au même commencement.

Le Jackson ne sait pas toujours ce qu’il est. Par endroit, c’est un ruisseau discret caché par les hautes herbes dans lesquelles se cachent aussi les lièvres, les mulots, les canes sur leurs œufs et parfois des amoureux. Puis, rejoint par ses semblables, il s’élargit en un marais bordé de flèches d’eau mauves, étoilé du jaune des nénuphars, sur une partie duquel flotte une tourbière colorée de sarracénies pourpres carnivores. S’y posent au matin les canards noirs et leurs cousins colverts, avec quelques sarcelles, puis à la brunante, les branchus venus dormir. Et entre les deux, les hirondelles et les parulines multicolores viennent s’y nourrir, légères et aériennes comme l’orignal est balourd et pataud.

Les marais abreuvent et nourrissent, nettoient les eaux, aspirent ce qui doit être transformé, expirent ce qui ravive et inspirent les artistes. Ils sont des concentrés de vie, des systèmes solaires dans l’espace vert.

Le courant m’emporte paresseusement à travers l’air chaud, sous le regard amusé des loutres et l’air hautain des grands hérons sérieux. Et si d’aventure il prend à un des locaux de se demander quel goût j’aurais, je me mets à chanter et il décolle ou replonge, contrarié.

Puis on accélère, et nous dévalons un rapide, mon petit navire et moi, passant au hasard entre les rochers arrondis et mouillés comme une bille de pinball, mon rire aigu mêlé à celui de l’eau, heureux comme elle de simplement exister! Et alors que le ruisseau redevient calme, que nous survolons une fosse sombre où je sais que se reposent des truites mouchetées, je regarde derrière, je crie ‘’Encore!’’ et je voudrais recommencer!

Si je le pouvais, si je n’étais pas irrémédiablement emporté par l’eau et la vie et le temps, repasserais-je aux mêmes endroits? Entre les mêmes écueils? Trouverais-je la même joie? Ou serait-ce un autre chemin, le naufrage et le deuil?…

Le temps danse un tango passionné avec le hasard au rythme du chaos. Et c’est très bien ainsi. Ce qui me semble un vaste désordre n’est peut-être qu’une beauté mal dévoilée. Peut-être ne vois-je que quelques coups de pinceau sur un tableau trop grand pour mes yeux. Ou rien de tout cela. Si l’orgueil et la vanité croient au destin parce que la fin leur fait peur, l’humilité est en paix partout.

Et donc, cette cascatelle n’est pas qu’un peu d’eau descendant une pente entre des pierres. Je viens de traverser ce rapide comme on traverse l’existence. À tous les égards, le ruisseau est la vie! Il l’accueille, en est rempli, la donne et la symbolise… La biologie danse aussi un tango avec la philosophie.

Nous traversons d’autres marais, nous filons en ligne droite, nous oscillons en méandres comme une couleuvre d’eau, tantôt en plein soleil, tantôt à l’ombre des épinettes, la tête pleine de leur parfum sucré enivrant. Quand nous frôlons la forêt, j’entends l’appel des faons à leur mère, et la nuit les chouettes hululent comme si elles se croyaient perdues. La beauté est une révélation autant qu’un mystère.

Le Jackson devient même une rivière. Et plus il grandit, additionnant les mémoires des ruisseaux, plus il transporte en lui de vies, comme nous accumulons les souvenirs qui nous ont bâtis. Là d’où je suis parti ne nageaient que les truitelles, les têtards et la faune des micropetits. Ici apparaissent des bancs de cyprins, qui coursent en murmurations en scintillant au soleil, des achigans à grande bouche brassent l’eau de leurs pectorales désynchronisées en faisant la moue, des tortues réfléchissent longuement sur les pierres et les troncs couchés, les ouaouarons croassent, les salamandres se cachent, les martins pêchent. Pour mon petit bateau, parfois, l’autre rive s’éloigne et se perd dans le brouillard lumineux des jours d’été, remplis des stridulations des criquets et des cymbalisations des cigales.

Crédits: Centre d’interprétation des eaux Laurentiennes (CIEL), 2021.

Le voyage de mon petit bateau de bois aura pris quelques jours, comme il aurait pu durer des saisons si je m’étais attardé, si les esprits de l’eau m’avaient fait m’échouer. Mais rien n’est jamais une perte de temps, n’est-ce pas, puisqu’il est l’essence de tout. On peut s’échouer un moment, mais on n’échoue jamais.

Peut-être que la prochaine fois, je pourrais chevaucher une volée de feuilles d’automne, ou monter sur le dos d’un papillon de la dernière génération de monarques, celle qui migre vers le sud, et que je verrais du haut des airs le ruisseau onduler à travers la palette d’un peintre fou. Ou je me transformerai en renard d’hiver et chercherai dans les dunes de neige, au hasard des rencontres, un petit prince émerveillé.

Une grande ombre tout à coup. Des rumeurs de métal, des grondements de monstres. Mais ça ne dure pas et nous retrouvons la lumière, passé le pont. D’autres habitants : des rats musqués cherchent des cœurs de quenouille. Un jeune castor considère le voisinage.

Encore quelques virages et puis l’océan.

Ce n’est plus le courant qui m’emmène. Les eaux se sont pratiquement immobilisées. C’est le vent maintenant qui me fait voguer au-dessus de forêts de plantes inconnues jusqu’ici. Les potamots à larges feuilles montent des profondeurs, presque jusqu’à la surface. Des ériocaulons percent les vagues comme des trajectoires de fusées, des élodées laissent échapper des microbulles d’oxygène, les tiges des nymphéas se tordent en tire-bouchons. L’eau prend des teintes que le ruisseau ignore, approfondissant les outremers du ciel, reflétant la course rose des nuages.

Me voilà arrivé au lac. Si je pouvais crier assez fort mon émerveillement pour qu’il rebondisse sur les montagnes tout autour, j’en entendrais l’écho.

Et comme bien sûr pour tout royaume il faut un prince, je le cherche et bientôt l’aperçois.

Le grand huart. Maître des airs quand il traverse le ciel en route vers d’autres contrées pour déjouer les saisons, maître aussi des eaux quand il plonge jusqu’aux ténèbres glacées pour chasser. Grand prêtre de la nuit quand il ioule aux étoiles des chants entre douleur et bonheur, tristesse et folie, fantôme dans la nuit, loup des eaux du Nord.

Le jour s’endort. L’heure est bleue, mauve, puis noire comme le soir qui ne l’est jamais vraiment.

Je tangue doucement sur le lac pendant que le vent faiblit et meurs. Traversant le ciel, la Voie lactée s’est dévoilée, timide au début puis flamboyante comme une mariée et la nuit amoureuse en reste bouche bée, silencieuse, ébahie.

Demain, peu après l’aube, le vent se relèvera et il poussera le petit bateau de bois vers le rivage. Un enfant m’y trouvera, ou alors un grand qui n’a pas perdu le sens de l’émerveillement. L’idée lui viendra lui aussi de retourner aux sources et de déposer le bateau sur l’eau du ruisseau. Parce que c’est bien à ça que servent les jouets, quand on sait jouer encore. Ils servent à voyager.

Et parfois, c’est tout près que les grands voyages se font.

Le bateau refera le trajet du ruisseau, apprenant à travers lui à redécouvrir la beauté du monde.

Moi, je reste ici.

Cette fois, c’est un engoulevent que j’ai choisi. Sur son dos, je vais explorer la nuit, voler jusqu’aux galaxies.

On dit que c’est par les comètes que l’eau est arrivée sur la terre. L’eau du ruisseau et du lac.

Ça semble être un beau voyage à refaire…

Crédits: Centre d’interprétation des eaux Laurentiennes (CIEL), 2021.